Le
Zen japonais est composé de deux principales Ecoles, Rinzai et Soto. Leurs
patriarches respectifs furent les maîtres Myôan Eisai (1141-1215) et
Kigen Dôgen (1200-1253).
Eisai, stratège
et homme d’action
Eisai, moine Rinzai,
est né en 1141 à Kibitsu (dans la province actuelle d’Okayama) dans
une famille de haut-fonctionnaire gardien du temple. A 8 ans, il aspirait
déjà à la vie religieuse, et à 13 ans se rendit au mont Hieizan, pour
se faire ordonner moine l’année suivante, sous le nom d’Eisai. A l’âge
de 28 ans, grâce à l’aide financière d’un commerçant de Hakata,
il eut l’occasion de partir en Chine (sous la dynastie des Sòng) afin
d’y étudier le bouddhisme pendant six mois.
En 1187, à 47 ans,
Eisai retourna en Chine pour une deuxième fois, tenta d’aller en Inde
mais par manque de chance n’y réussit pas, et restait donc près de
5 ans dans le pays des Sòng pratiquer la méditation.
En 1191, Eisai rentra
au Japon pour développer l’enseignement de l’Ecole Rinzai, de la branche
Huánglóng de son maître Xū ān Huáichǎng. En raison de l’hostilité
des forces bouddhistes conservatrices côtoyant la Cour, menée par le
Temple Enryakuji sur le mont Hieizan, il subit la répression par la Cour
de Kyôto, lui interdisant la propagation de la Loi. A 58 ans, malgré
la publication de son œuvre, le Kôzen gokokuron, qui prit la défense
de la méditation, en affirmant qu’elle ne causait aucun mal au pays
et même y apportait d’importantes contributions, il ne fut guère épargné
par ses adversaires. Il dut s’éloigner vers l’Est à Kamakura, pour
prendre refuge auprès du groupe Hôjô, et reçut la protection de dame
Hôjô Masako, veuve du fondateur du shogunat.
Eisai a su habilement
utiliser sa connaissance des rites et des mantra tantriques, afin d’approcher
et convertir de nombreux dirigeants. Avec l’aide de la famille Hôjô,
il fit construire les temples Jufukuji à Kamakura, et Kenjinji à Kyôto.
Là, en voulant ramener la paix et ne pas faire perdre la face au bouddhisme
des anciens, il expérimenta la méthode de " pratique commune " des trois
Ecoles Tiantai, Shingon et Zen. Il se rapprocha de l’Empereur Go Toba
et grâce à ses connaissances en rites ésotériques, reçut de la part
de l’Empereur la haute distinction de la " robe violette ". Cependant,
c’est aussi en raison de ces actions que le Zen d’Eisai a été considéré
comme ayant perdu sa pureté.
Se dévouer à la
renaissance du Zen
Dans l’histoire du
Zen japonais, Eisai n’a pas reçu la reconnaissance qu’il aurait méritée,
car non seulement il était l’initiateur de l’Ecole Rinzai, mais même
Dôgen, le fondateur de l’Ecole Soto, se rendait au début au Kenninji
pour recevoir son enseignement. Il n’était donc pas faux de dire que
Dôgen était son élève. Eisai s’est dévoué, et a subi de nombreuses
reproches comme quelqu’un aimant le pouvoir alors qu’il côtoyait à
de nombreuses reprises le monde des puissants, mais c’était dans le
but de faire accepter le Zen par la Cour, le shogunat et la population,
comme une branche réformée du bouddhisme.
Dans l’esprit de
la devise " redresser le Zen, protéger le pays ", le Zen n’est pas une
philosophie nouvelle. Pour Eisai, le Zen était depuis longtemps contenu
dans l’enseignement du Bouddha Gotama. Il donnait comme référence des
citations dans des Ecritures connues depuis longtemps au Japon, comme le
Sutra du Lotus, le Nirvana-Sutra et le Prajna-Paramita-Sutra. A travers
les dix questions-réponses appelées " les dix portes ", il a cherché
à dissiper tous les doutes que les gens avaient sur le Zen.
Dans cette œuvre,
on reconnaît l’enthousiasme de son enseignement, l’étendue de ses
connaissances et la fermeté de ses propos. Eisai choisit la méthode du
parler vrai et direct. Son but ultime dans ce livre est de faire du Zen
la religion nationale du Japon. Il veut renouveler le Zen, qu’il a vu
déjà présent dans l’enseignement de Saichô, et dans la " pratique
des quatre Ecoles ensemble " (c’est-à-dire Tiantai, Zen, tantrisme et
Ecole des Lois) du temple Enryakuji. Eisai insiste particulièrement sur
les préceptes du pratiquant Zen. Pour lui, la moralité (jikai) est essentielle
dans le bouddhisme. Ce n’est pas parce qu’il a réalisé la " vacuité
" que le pratiquant peut s’autoriser à faire ce qu’il veut, car il
peut ainsi s’exclure de la Voie (gedô), et devenir des gens de Mara
(ma.min).
Le Zen comme instrument
pour le renouveau de la pensée
L’importance de la
devise " redresser le Zen, protéger le pays " du 12è siècle réside
dans son caractère réformiste, ce qui ne diffère en rien des œuvres
de deux hommes de culture progressistes du 19è siècle, contemporains
de l’ère Meiji (1868), Niijima Jô (1843-1890) et Fukuzawa Yukichi (1834-1901).
Le Japon se trouvait à cette époque très en retard par rapport à l’Occident,
et ces deux hommes ont donc tout fait pour importer la pensée et la religion
occidentales au pays, dans le but de créer une impulsion pour le renouveau
de la pensée. Sept cents ans auparavant, en se rendant deux fois en Chine
afin de ramener expressément l’authentique pensée Zen dans le pays,
Eisai avait certainement un projet semblable. Par rapport à l’ancien
système bouddhiste japonais de l’époque, le Chán chinois, dont la
pratique pouvait se dispenser de temple, de communauté de moines et d’écritures,
présentait ainsi un caractère réformiste, pour ne pas dire révolutionnaire.
Le Zen et le thé,
un même goût
Un grand apport d’Eisai
fut l’introduction du thé au Japon, ainsi que la rédaction de son oeuvre
Kissa Yôjôki (1211, révision 1214). Comme le précise le titre, le livre
commente sur les effets bénéfiques de la consommation de thé sur la
santé. Ultérieurement, la préparation de cette boisson est devenue un
rite et un art pour devenir la Voie du Thé, la Culture du Thé (Cha no
yu), connue dans le monde entier. Bien que le Thé promu par Eisai et la
Voie du Thé popularisée plus tard n’étaient pas tout à fait ressemblants
(Eisai ne portait son attention que sur l’aspect nutritionnel pour la
santé), le simple fait d’avoir établi un lien entre le Zen et le Thé
suffit à conférer à Eisai le titre bien mérité de patriarche des temps
anciens de la Voie du Thé.
Eisai mourut en 1215
à l’âge de 75 ans, clôturant ainsi une vie d’activité continuelle
pour la reconnaissance du Zen, un système de pensée aux accents révolutionnaires
à l’époque au Japon.
Dôgen, un homme
délaissant renommée et pouvoir
Contrairement à Eisai,
Dôgen ne voulait pas se laisser lier par la renommée et le pouvoir, même
s’il était invité à devenir Supérieur d’un temple connu, ou à
occuper un poste important dans la communauté des moines. Il considérait
que la reconnaissance de la société n’avait aucun sens pour un religieux.
Alors qu’il était
issu d’une famille de haut rang dans la noblesse (les grandes familles
Minamoto et Fujiwara), et qu’il avait toutes les dispositions nécessaires
pour s’allier avec le pouvoir, il abandonna le temple Kôshôji, centre
officiel de l’Ecole Soto à Fukakusa, proche de la capitale, pour se
retirer à Eiheiji, un endroit perdu de la région d’Echizen (actuellement
province de Fukui). Sans doute était-ce dû à la pression et aux dérangements
causés par Hieizan, mais cela venait aussi de son aspiration à vivre
dans la pauvreté et la simplicité, comme un authentique méditant.
Dôgen se rendit d’abord
à Hieizan, mais insatisfait et déterminé à rechercher un bouddhisme
dans toute son authenticité, il quitta ce monastère connu pour un temple
plus petit mais animé d’un esprit de renouveau, le Kenninji, et devint
le disciple d’Eisai. Après la mort d’Eisai, il continuait à suivre
le grand disciple d’Eisai, Myôzen et eut la chance d’accompagner son
maître dans la Chine des Song. Là-bas, pendant longtemps il recherchait
un endroit pour étudier le bouddhisme, jusqu’à ce qu’un jour il fit
connaissance du Supérieur Rújìng au mont Tiāntóng, qu’il vénérait
comme maître et dont il recevait la transmission. Son ancien maître Myôzen
étant décédé à l’étranger, il ramena ses cendres au pays, et les
déposa au temple Kenninji, puis partit pour Kôshôji à Fukakusa.
Ultérieurement il
quitta la capitale, et fit bâtir le temple Eiheiji à Echizen, où il
pratiquait la méditation et enseignait pendant 10 ans. Finalement il mourut
sur la route vers la capitale à l’âge de 54 ans.
Le Shôbôgenzo
Malgré une vie brève,
Dôgen a laissé de nombreux ouvrages. Parmi eux, le plus remarquable fut
le Shôbôgenzo (1231-1253). Ce livre comportait 75 fascicules, rassemblant
les cours qu’il donnait aux élèves aux temples Kôshôji et Eiheiji,
pendant 23 ans.
Dôgen avait une grande
confiance en soi. Il se disait avoir " les mains nues rentrant au village
", voulant dire par là que pendant ses études en Chine, puisqu’il a
déjà trouvé la Vraie Loi comme Mahakashyapa, il n’a plus besoin d’emporter
avec lui les Sutra ou autres instruments du Dharma. Tout au plus n’aurait-il
à rapporter que... son cœur.
Respectueux de la discipline
comme Eisai, Dôgen établissait les règles jusqu’aux plus petits détails.
Il ordonnait à ses disciples de ne pas s’attacher à la renommée, au
pouvoir et aux liens affectifs. Il encourageait la méditation assise (dans
le Fukan Zazengi), mais considérait qu’elle servait à expérimenter
l’état d’" abandon du corps et de l’esprit " (fusion de soi dans
la nature-de-Bouddha de l’univers), et non pas à rechercher des réponses
à des questions transcendantales insolubles. A travers le Shôbôgenzo,
il arrivait à présenter des points de vue originaux du Zen de Dôgen,
tels l’" abandon du corps et de l’esprit ", " s’asseoir seulement
" (shikantaza), " réalisation du koan ", " force de soi - force de l’autre
" (jiriki – tariki), " nature-de-Bouddha ", " tout dans une perle "…
Résumons ici les deux notions fondamentales d’" abandon du corps et
de l’esprit " et " s’asseoir seulement ".
Dôgen expérimenta
l’éveil soudain au mont Tiāntóng lorsqu’un jour il entendit son
maître Rújìng réprimander un disciple qui s’était endormi qu’il
fallait " jeter le corps et l’esprit " (shinjin datsuraku), et asséner
à celui-ci un coup de bâton. Deux ans après cet épisode, il reçut
l’autorisation de son maître de retourner au pays, et continuait à
prendre cette phrase comme référence pour la pratique méditative et
à l’enseigner à de nombreuses générations d’élèves.
Pour Dôgen, le Zen
ne consiste pas à brûler de l’encens, à faire des cérémonies de
prière au Bouddha, de repentance, à psalmodier les sutra, mais à simplement
s’asseoir et méditer (shikantaza). La méditation assise nous aide à
avoir l’esprit calme et serein, et à oublier la notion de soi et d’autrui,
(" abandon du corps et de l’esprit "). D’après Dôgen, seule la méditation
assise correctement appliquée est nécessaire, tout le reste n’est que
superflu. Le but de la méditation assise doit être réalisé en gardant
à l’esprit que " pratiquer, c’est s’éveiller ". Méditer assis,
pour Dôgen, n’a pas pour objet de s’éveiller ou de devenir Bouddha
(sans aucune obtention ni éveil). Pratiquer le Zen vise à sentir la nature-de-Bouddha
présente dans l’univers. C’est parce que l’homme est déjà un Bouddha
qu’il a besoin de pratiquer pour constamment progresser. Bien qu’il
accordât une grande importance à la pratique en salle de méditation,
Dôgen encourageait les gens à méditer sur leur lieu de travail, dans
la vie courante, d’où son appellation d’activité Zen.
En guise de conclusion
Eisai et Dôgen étaient
les deux grandes figures qui avaient façonné l’histoire du Zen japonais.
Tous deux étaient des moines rigoureux et profondément attachés au Dharma.
Néanmoins, Eisai était un prêcheur talentueux et pragmatique, ne s’écartant
jamais de son but, même au risque d’être accusé d’opportunisme auprès
des autorités, alors que Dôgen lui était un philosophe, un artiste,
qui malgré ses origines aristocratiques, est resté toute sa vie éloigné
des honneurs et du pouvoir, un maître de méditation refusant les Ecritures
et les mots, mais obligé d’user de sa plume pour propager le Dharma.
Références
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Zen Nyumon, Edit. Tachibana, Tokyo.
Hiro Sachiya, 2016,
Shôbôgenzô, Edit. NHK (Collect. NHK Text), Tokyo.
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Shitte iru okitai Nihon no Bukkyo (Connaissances de base sur le bouddhisme
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Nihon Bukkyô Shisô no Genryuu (Origines de la pensée bouddhique japonaise),
Edit. Kôdansha, Tokyo. |