Les maîtres et écoles Chan 
en Chine
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Catherine Despeux

Le bouddhisme est arrivé en Chine aux alentours du premier siècle de notre ère, du moins est-ce à cette époque que l’on a des témoignages de sa présence effective sur le sol chinois, plus précisément en 65 de notre ère, avec l’existence d’une communauté honorant le Bouddha.

Il pénètre dans la Chine par voies maritime et terrestre et se développe grâce aux traducteurs, aux pèlerins et aux soutiens impériaux. En se diffusant en Chine, le bouddhisme se sinise progressivement, pour donner dix écoles chinoises du bouddhisme, dont trois fondées sur la concentration de l’esprit, en sanskrit dhyâna et en chinois chan 禪 : l’école Tiantai dont la doctrine s’appuie essentiellement sur le Sûtra du lotus, l’école de l’Avatamsaka, qui se développe autour du sûtra du même nom, et le Chan.

Les écoles chinoises du bouddhisme se caractérisent principalement par trois éléments : l’adoption d’un ou de plusieurs sûtras de référence (pour l’école du Chan, c’est au début le Lankâvatâra sûtra), l’établissement d’une lignée généalogique de transmission d’un maître à un disciple (de Bodhidharma à Huineng pour le Chan) et un ancrage de l’école en un lieu spécifique (le temple Shaolin au Henan pour le Chan).

Les maîtres du Chan

Le Chan, comme les autres écoles chinoises du bouddhisme, fabrique une lignée patriarcale de transmission, tout d’abord en Inde, avec 28 patriarches depuis Mahākāśyapa à Bodhidharma, puis en Chine avec six patriarches, de Bodhidharma à Huineng (638-713). On est alors sous la dynastie des Tang (618-907), qui, avec la période suivante des Cinq Dynasties (907-960), marque l’apogée du Chan.

Après le 6e patriarche Huineng, la lignée d’un maître à un disciple s’interrompt pour donner naissance à une pluralité de lignées autour de maîtres fondateurs dont la personnalité souvent hors du commun participe au grand rayonnement de cette école bouddhique aux 8e et 9e siècles. Progressivement, à partir du 10e siècle, la diversité de courants se réduit à cinq écoles principales.

Les grands maîtres précurseurs des cinq écoles

Comme le Chan se veut une école accessible à tous, en particulier aux personnes qui n’étaient pas capables de lire le chinois classique employé pour les documents officiels, on voit apparaître un type de littérature bouddhique propre à cette école : des entretiens entre maîtres et disciples. Ceux-ci ont probablement été constitués à partir de notes prises par des disciples et réunies en recueils après la mort du maître ; il s’agissait peut-être aussi de cahiers de notes qui circulaient parmi les disciples.

Les entretiens commencent dans l’école de Mazu (709-788), littéralement " l’ancêtre Ma ", élève de Nanyue Huairang (677-744), lui-même disciple du sixième patriarche Huineng. C’est un grand maître du viiie siècle qui a de nombreux disciples. Dans ses disciples à la deuxième génération, on compte le célèbre Linji (Rinzai). Ces dialogues sont souvent précédés du récit de l’éveil du maître, des circonstances dans lesquelles se manifeste cette expérience, notamment du doute qui ronge alors ce disciple. Ils ont lieu soit lors d’un prêche du maître, soit dans la vie quotidienne, au cours de promenades avec le maître, ce qui est un honneur et démontre déjà une certaines familiarité entre le maître et ses disciples privilégiés, soit lorsque le maître déambule dans le temple et observe ses disciples.

Parmi les grands maîtres de cette époque, on compte aussi Baizhang Huaihai (720-814), Huangbo Xiyun (mort vers 847) et Shitou Xiqian (700-790). Ils développent des méthodes spécifiques, mais abordent des thématiques qui leur sont communes, comme " L’esprit, c’est le Bouddha, c’est l’éveil ", " quel est le but de la recherche, vers quoi l’on tend ? " Un jour Baizhang demande à Mazu : " Quelle est l’ultime destination de la bouddhéité ? " Mazu répond : " C’est précisément l’endroit où tu laisses corps et vie. "

Mais ce sont surtout les méthodes autres que le langage qui frappent les esprits et font du maître et de la relation maître/disciple une spécificité du Chan. Parmi ces méthodes, on compte la gifle, le cri, le soufflet, le chuchotement dans les oreilles, le coup de pied, le paradoxe, le désarçonnement de l’esprit, autant de moyens développés par des maîtres à la personnalité hors du commun, mus par une grande compassion.

Sans le maître, il n’y a pas de légitimation de l’expérience d’éveil du disciple. Mais c’est précisément quand le disciple est capable de faire abstraction de la relation maître/disciple et de résoudre cette dualité que l’expérience intérieure peut advenir et être authentifiée.

Développement du Chan et division en cinq écoles

La suprématie du Chan est indéniable sous les Song (960-1271) ; cette école devient la force dominante dans le bouddhisme institutionnel. La plupart des monastères Chan ont alors plus de mille résidents et plus d’une centaine de bâtiments. De plus en plus institutionnalisée, cette forme sinisée du bouddhisme se regroupe en cinq écoles, dont seules les deux premières, l’école Cao-Dong (Sōtō) et l’école Linji (Rinzai), se perpétueront aux époques postérieures aux Song. On parle aussi de sept courants, en ajoutant aux cinq écoles deux courants issus de l’école de Linji : le courant Huanglong, du nom du maître Huanglong Huinan (1002-1069) qui résida sur les monts Huanglong (Dragon jaune) près de l’actuelle Nanchang dans le Jiangxi, et le courant Yangqi du nom du maître Yangqi Fanghui (992-1049) qui résida sur les monts Yangqi près de Pingxiang dans l’ouest du Jiangxi.

1. Ecole Cao Dong

Cette école reconnaît deux maîtres fondateurs : Dongshan Liangjie (807 ?-869 ?) et Caoshan Benji (840-901) qui opèrent dans la province méridionale du Jiangxi. Un jour, alors que Dongshan est encore novice, son maître lui demande d’apprendre par cœur le Sûtra du cœur (Xinjing ou Prajña-hrdaya-sûtra) et quand Dongshan arrive à la phrase " Il n’y a ni œil, ni nez, ni oreille, ni langue, ni corps, ni mental ", il met soudain ses mains sur son visage et demande à son maître : " Mais j’ai des yeux, des oreilles, un nez, une langue etc., comment le sûtra peut-il dire qu’il n’y a pas de telles choses ? " Son maître lui répond : "  Je ne suis pas un maître pour toi. "

Cette école insiste sur l’assise et la façon de combiner une vision simultanée des phénomènes et de l’Absolu. Elle se caractérise par la minutie et la méticulosité de l’entraînement. On a comparé Dongshan à un paysan qui s’occupe avec soin de son champ. On parle pour cette école de pratique contemplative par l’illumination dans le silence.

2. L’école de Linji

Linji Yixuan (mort vers 866, 867), est né dans le nord-est de la Chine. Mais il va étudier le bouddhisme auprès de Huangbo dans la province du Jiangxi. Un jour, quelqu’un lui conseille de poser des questions au maître. Il demande : " Quelle est l’idée de la venue de l’ouest de Bodhidharma ? " Huangbo le bat ; il pose trois fois sa question, et trois fois il est battu. Linji prend alors congé et Huangbo lui conseille d’aller voir l’abbé Dayu. Dayu lui demande : " D’où viens-tu ? " " De chez Huangbo ". " Quelle instruction t’a donné Huangbo ? " Linji rapporte qu’aux trois questions, il a reçu la bastonnade et qu’il ne comprend vraiment pas quelle faute il a commise. Dayu lui dit alors : "  Ce vieux Huangbo, il a vraiment un bon cœur de vieille grand-mère, il a pris grand soin de toi ! Imbécile ! Et tu oses me demander où es ta faute ? " A ces mots, Linji connaît l’éveil.

La rudesse des conditions de l’éveil de Linji expliquent en partie l’aspect abrupt de son enseignement. Son attitude provocatrice peut l’amener à traiter les maîtres Chan de renards sauvages, larves malignes et coquins chauves. Il pousse souvent un cri, son fameux Khât, il brandit son chasse-mouche, ne tolère pas la moindre hésitation. Il disait : " Ma manière d’énoncer la Loi diffère de celle des gens du monde entier... Simplement parce que mon point de vue est autre, et qu’à l’extérieur je ne tiens pas compte des différences entre profanes et saints, ni à l’intérieur ne m’attache au fondamental. Je vais au fond des choses, sans doute et sans erreur. "

3. Ecole Gui Yang

Cette école se constitue autour de deux maîtres : Guishan Lingyou (771-853), un disciple de Baizhang Huaihai, lui-même disciple de Mazu, et Yangshan Huiji (807-883).

Guishan Lingyou, né à Fuzhou, se rend à l’âge de 23 ans au Jiangxi auprès de Baizhang Huaihai qui, aussitôt lui permet d’entrer dans sa chambre pour des instructions personnelles. Yangshan est un disciple de Guishan. Tous deux développent cette école dans la province du Jiangxi. Mais au cours de la dynastie des Song, cette école Guiyang, l’école Fayan et l’école Yunmen sont absorbées par l’école de Linji.

Ces deux maîtres et leurs successeurs se caractérisent par l’emploi de métaphores ésotériques et de kôans, sortes d’énigmes à résoudre. Ils insistent sur l’union du Principe et de l’activité. Ils ont l’esprit suffisamment ouvert offrir une place honorable aux femmes. L’une d’entre elles, la moniale Miaoxin, née en 840, devient une disciple renommée de Yangshan, qui la tient en si haute estime qu’il lui confie la fonction de ministre des affaires séculières dans son monastère.

4. L’école de Yunmen Wenyan (862/864-949)

Cette école se développe tardivement pendant la période troublée des Cinq Dynasties où la Chine est morcelée. Le Nord est ravagé par les guerres, le sud où vit Yunmen est plus paisible ; il est dirigé par un souverain ayant fondé le royaume des Han du Sud (918-978) et qui entretient des relations avec Yunmen.

Ce maître n’aime pas que ses disciples prennent des notes. Quand il voit quelqu’un en prendre, il le chasse de la salle avec ces mots : " Parce que votre propre bouche n’est bonne à rien, vous venez ici pour noter mes propos. Certainement un jour, vous allez me vendre ! "

Il est un des grands pionniers des " mots vivants ", des paradoxes qui vont évoluer par la suite en kôans, ces sortes d’énigmes dont les plus célèbres se développent précisément dans l’école de Yunmen.

Il emploie parfois des mots incisifs, en général isolés, comme Guan " barrière, passe ". Il dit aussi souvent Lu 露 " révélé ", ce qui signifie, " c’est clair, rien de caché, absolument ! " Son enseignement subtil se révèle dans les tâches les plus ordinaires. Yunmen dit : " Entendre un son et percevoir la Voie ; voir une couleur et être éveillé... " Lui aussi fait usage du cri. Un jour il demande à un moine : " D’où venez-vous ? " " Du Pic du Sud " répond celui-ci. " Normalement, dit Yunmen, je n’embrouille pas les gens avec des mots ni avec des phrases, viens plus près ! " Le moine s’approche et Yunmen lui crie : " Va-t-en ! "

5. L’école de Fayan Wenyi (885–958)

C’est la dernière des cinq écoles à s’être formée et, malgré sa courte durée, elle exerce une forte influence sur les autres écoles et connaît une diffusion importante. Le maître fondateur, Fayan Wenyi (885–958) appartient à la 9e génération après Huineng. Il vit à la période troublée des Cinq Dynasties et s’installe dans les régions côtières au sud de Shanghai.

Tout en insistant sur la pratique de la méditation, il rappelle souvent que la lecture et l’enseignement doctrinal sont fondamentaux, il cherche l’harmonie entre les deux, s’opposant à ceux qui, s’appuyant sur la notion mal comprise de " transmission spéciale au-delà de l’enseignement ", sont devenus sectaires et incultes. Sa méthode est comparée à un duel à l’épée acérée, mais son enseignement n’est pas aussi strict et aussi abrupt que celui de Linji. Le début est progressif et lent, puis quand le temps est mûr, le coup de grâce arrive.

Il dirige constamment l’attention de ses moines sur le " ici et maintenant ". La réalité est juste devant soi : toutes les choses dans l’univers parlent de l’Absolu et conduisent à lui. Quand Fayan devint abbé, il avait l’habitude de dire : " La réalité est juste devant vous, là maintenant. "

Catherine Despeux
Institut National des Langues et Civilisations Orientales
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