Le
bouddhisme est arrivé en Chine aux alentours du premier siècle de notre
ère, du moins est-ce à cette époque que l’on a des témoignages de
sa présence effective sur le sol chinois, plus précisément en 65 de
notre ère, avec l’existence d’une communauté honorant le Bouddha.
Il pénètre dans la
Chine par voies maritime et terrestre et se développe grâce aux traducteurs,
aux pèlerins et aux soutiens impériaux. En se diffusant en Chine, le
bouddhisme se sinise progressivement, pour donner dix écoles chinoises
du bouddhisme, dont trois fondées sur la concentration de l’esprit,
en sanskrit dhyâna et en chinois chan 禪 : l’école Tiantai
dont la doctrine s’appuie essentiellement sur le Sûtra du lotus,
l’école de l’Avatamsaka, qui se développe autour du sûtra du même
nom, et le Chan.
Les écoles chinoises
du bouddhisme se caractérisent principalement par trois éléments : l’adoption
d’un ou de plusieurs sûtras de référence (pour l’école du Chan,
c’est au début le Lankâvatâra sûtra), l’établissement d’une
lignée généalogique de transmission d’un maître à un disciple (de
Bodhidharma à Huineng pour le Chan) et un ancrage de l’école en un
lieu spécifique (le temple Shaolin au Henan pour le Chan).
Les maîtres du
Chan
Le Chan, comme les
autres écoles chinoises du bouddhisme, fabrique une lignée patriarcale
de transmission, tout d’abord en Inde, avec 28 patriarches depuis Mahākāśyapa
à Bodhidharma, puis en Chine avec six patriarches, de Bodhidharma à Huineng
(638-713). On est alors sous la dynastie des Tang (618-907), qui, avec
la période suivante des Cinq Dynasties (907-960), marque l’apogée du
Chan.
Après le 6e
patriarche Huineng, la lignée d’un maître à un disciple s’interrompt
pour donner naissance à une pluralité de lignées autour de maîtres
fondateurs dont la personnalité souvent hors du commun participe au grand
rayonnement de cette école bouddhique aux 8e et 9e
siècles. Progressivement, à partir du 10e siècle, la diversité
de courants se réduit à cinq écoles principales.
Les grands maîtres
précurseurs des cinq écoles
Comme le Chan se veut
une école accessible à tous, en particulier aux personnes qui n’étaient
pas capables de lire le chinois classique employé pour les documents officiels,
on voit apparaître un type de littérature bouddhique propre à cette
école : des entretiens entre maîtres et disciples. Ceux-ci ont probablement
été constitués à partir de notes prises par des disciples et réunies
en recueils après la mort du maître ; il s’agissait peut-être aussi
de cahiers de notes qui circulaient parmi les disciples.
Les entretiens commencent
dans l’école de Mazu (709-788), littéralement " l’ancêtre Ma ",
élève de Nanyue Huairang (677-744), lui-même disciple du sixième patriarche
Huineng. C’est un grand maître du viiie siècle qui a de
nombreux disciples. Dans ses disciples à la deuxième génération, on
compte le célèbre Linji (Rinzai). Ces dialogues sont souvent précédés
du récit de l’éveil du maître, des circonstances dans lesquelles se
manifeste cette expérience, notamment du doute qui ronge alors ce disciple.
Ils ont lieu soit lors d’un prêche du maître, soit dans la vie quotidienne,
au cours de promenades avec le maître, ce qui est un honneur et démontre
déjà une certaines familiarité entre le maître et ses disciples privilégiés,
soit lorsque le maître déambule dans le temple et observe ses disciples.
Parmi les grands maîtres
de cette époque, on compte aussi Baizhang Huaihai (720-814), Huangbo Xiyun
(mort vers 847) et Shitou Xiqian (700-790). Ils développent des méthodes
spécifiques, mais abordent des thématiques qui leur sont communes, comme
" L’esprit, c’est le Bouddha, c’est l’éveil ", " quel est le but
de la recherche, vers quoi l’on tend ? " Un jour Baizhang demande à
Mazu : " Quelle est l’ultime destination de la bouddhéité ? " Mazu
répond : " C’est précisément l’endroit où tu laisses corps et vie.
"
Mais ce sont surtout
les méthodes autres que le langage qui frappent les esprits et font du
maître et de la relation maître/disciple une spécificité du Chan. Parmi
ces méthodes, on compte la gifle, le cri, le soufflet, le chuchotement
dans les oreilles, le coup de pied, le paradoxe, le désarçonnement de
l’esprit, autant de moyens développés par des maîtres à la personnalité
hors du commun, mus par une grande compassion.
Sans le maître, il
n’y a pas de légitimation de l’expérience d’éveil du disciple.
Mais c’est précisément quand le disciple est capable de faire abstraction
de la relation maître/disciple et de résoudre cette dualité que l’expérience
intérieure peut advenir et être authentifiée.
Développement du
Chan et division en cinq écoles
La suprématie du Chan
est indéniable sous les Song (960-1271) ; cette école devient la force
dominante dans le bouddhisme institutionnel. La plupart des monastères
Chan ont alors plus de mille résidents et plus d’une centaine de bâtiments.
De plus en plus institutionnalisée, cette forme sinisée du bouddhisme
se regroupe en cinq écoles, dont seules les deux premières, l’école
Cao-Dong (Sōtō) et l’école Linji (Rinzai), se perpétueront aux époques
postérieures aux Song. On parle aussi de sept courants, en ajoutant aux
cinq écoles deux courants issus de l’école de Linji : le courant Huanglong,
du nom du maître Huanglong Huinan (1002-1069) qui résida sur les monts
Huanglong (Dragon jaune) près de l’actuelle Nanchang dans le Jiangxi,
et le courant Yangqi du nom du maître Yangqi Fanghui (992-1049) qui résida
sur les monts Yangqi près de Pingxiang dans l’ouest du Jiangxi.
1. Ecole Cao Dong
Cette école reconnaît
deux maîtres fondateurs : Dongshan Liangjie (807 ?-869 ?) et Caoshan Benji
(840-901) qui opèrent dans la province méridionale du Jiangxi. Un jour,
alors que Dongshan est encore novice, son maître lui demande d’apprendre
par cœur le Sûtra du cœur (Xinjing ou Prajña-hrdaya-sûtra)
et quand Dongshan arrive à la phrase " Il n’y a ni œil, ni nez, ni
oreille, ni langue, ni corps, ni mental ", il met soudain ses mains sur
son visage et demande à son maître : " Mais j’ai des yeux, des oreilles,
un nez, une langue etc., comment le sûtra peut-il dire qu’il n’y a
pas de telles choses ? " Son maître lui répond : " Je ne suis pas
un maître pour toi. "
Cette école insiste
sur l’assise et la façon de combiner une vision simultanée des phénomènes
et de l’Absolu. Elle se caractérise par la minutie et la méticulosité
de l’entraînement. On a comparé Dongshan à un paysan qui s’occupe
avec soin de son champ. On parle pour cette école de pratique contemplative
par l’illumination dans le silence.
2. L’école de
Linji
Linji Yixuan (mort
vers 866, 867), est né dans le nord-est de la Chine. Mais il va étudier
le bouddhisme auprès de Huangbo dans la province du Jiangxi. Un jour,
quelqu’un lui conseille de poser des questions au maître. Il demande
: " Quelle est l’idée de la venue de l’ouest de Bodhidharma ? " Huangbo
le bat ; il pose trois fois sa question, et trois fois il est battu. Linji
prend alors congé et Huangbo lui conseille d’aller voir l’abbé Dayu.
Dayu lui demande : " D’où viens-tu ? " " De chez Huangbo ". " Quelle
instruction t’a donné Huangbo ? " Linji rapporte qu’aux trois questions,
il a reçu la bastonnade et qu’il ne comprend vraiment pas quelle faute
il a commise. Dayu lui dit alors : " Ce vieux Huangbo, il a vraiment
un bon cœur de vieille grand-mère, il a pris grand soin de toi ! Imbécile
! Et tu oses me demander où es ta faute ? " A ces mots, Linji connaît
l’éveil.
La rudesse des conditions
de l’éveil de Linji expliquent en partie l’aspect abrupt de son enseignement.
Son attitude provocatrice peut l’amener à traiter les maîtres Chan
de renards sauvages, larves malignes et coquins chauves. Il pousse souvent
un cri, son fameux Khât, il brandit son chasse-mouche, ne tolère pas
la moindre hésitation. Il disait : " Ma manière d’énoncer la Loi diffère
de celle des gens du monde entier... Simplement parce que mon point de
vue est autre, et qu’à l’extérieur je ne tiens pas compte des différences
entre profanes et saints, ni à l’intérieur ne m’attache au fondamental.
Je vais au fond des choses, sans doute et sans erreur. "
3. Ecole Gui Yang
Cette école se constitue
autour de deux maîtres : Guishan Lingyou (771-853), un disciple de Baizhang
Huaihai, lui-même disciple de Mazu, et Yangshan Huiji (807-883).
Guishan Lingyou, né
à Fuzhou, se rend à l’âge de 23 ans au Jiangxi auprès de Baizhang
Huaihai qui, aussitôt lui permet d’entrer dans sa chambre pour des instructions
personnelles. Yangshan est un disciple de Guishan. Tous deux développent
cette école dans la province du Jiangxi. Mais au cours de la dynastie
des Song, cette école Guiyang, l’école Fayan et l’école Yunmen sont
absorbées par l’école de Linji.
Ces deux maîtres et
leurs successeurs se caractérisent par l’emploi de métaphores ésotériques
et de kôans, sortes d’énigmes à résoudre. Ils insistent sur l’union
du Principe et de l’activité. Ils ont l’esprit suffisamment ouvert
offrir une place honorable aux femmes. L’une d’entre elles, la moniale
Miaoxin, née en 840, devient une disciple renommée de Yangshan, qui la
tient en si haute estime qu’il lui confie la fonction de ministre des
affaires séculières dans son monastère.
4. L’école de
Yunmen Wenyan (862/864-949)
Cette école se développe
tardivement pendant la période troublée des Cinq Dynasties où la Chine
est morcelée. Le Nord est ravagé par les guerres, le sud où vit Yunmen
est plus paisible ; il est dirigé par un souverain ayant fondé le royaume
des Han du Sud (918-978) et qui entretient des relations avec Yunmen.
Ce maître n’aime
pas que ses disciples prennent des notes. Quand il voit quelqu’un en
prendre, il le chasse de la salle avec ces mots : " Parce que votre propre
bouche n’est bonne à rien, vous venez ici pour noter mes propos. Certainement
un jour, vous allez me vendre ! "
Il est un des grands
pionniers des " mots vivants ", des paradoxes qui vont évoluer par la
suite en kôans, ces sortes d’énigmes dont les plus célèbres se développent
précisément dans l’école de Yunmen.
Il emploie parfois
des mots incisifs, en général isolés, comme Guan " barrière,
passe ". Il dit aussi souvent Lu 露 " révélé ", ce qui signifie,
" c’est clair, rien de caché, absolument ! " Son enseignement subtil
se révèle dans les tâches les plus ordinaires. Yunmen dit : " Entendre
un son et percevoir la Voie ; voir une couleur et être éveillé... "
Lui aussi fait usage du cri. Un jour il demande à un moine : " D’où
venez-vous ? " " Du Pic du Sud " répond celui-ci. " Normalement, dit Yunmen,
je n’embrouille pas les gens avec des mots ni avec des phrases, viens
plus près ! " Le moine s’approche et Yunmen lui crie : " Va-t-en ! "
5. L’école de
Fayan Wenyi (885–958)
C’est la dernière
des cinq écoles à s’être formée et, malgré sa courte durée, elle
exerce une forte influence sur les autres écoles et connaît une diffusion
importante. Le maître fondateur, Fayan Wenyi (885–958) appartient
à la 9e génération après Huineng. Il vit à la période
troublée des Cinq Dynasties et s’installe dans les régions côtières
au sud de Shanghai.
Tout en insistant sur
la pratique de la méditation, il rappelle souvent que la lecture et l’enseignement
doctrinal sont fondamentaux, il cherche l’harmonie entre les deux, s’opposant
à ceux qui, s’appuyant sur la notion mal comprise de " transmission
spéciale au-delà de l’enseignement ", sont devenus sectaires et incultes.
Sa méthode est comparée à un duel à l’épée acérée, mais son enseignement
n’est pas aussi strict et aussi abrupt que celui de Linji. Le début
est progressif et lent, puis quand le temps est mûr, le coup de grâce
arrive.
Il dirige constamment
l’attention de ses moines sur le " ici et maintenant ". La réalité
est juste devant soi : toutes les choses dans l’univers parlent de l’Absolu
et conduisent à lui. Quand Fayan devint abbé, il avait l’habitude de
dire : " La réalité est juste devant vous, là maintenant. "
Catherine
Despeux
Institut
National des Langues et Civilisations Orientales
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